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Ancestors Street était située aux confins de Chinatown et de l’ancienne Barbary Coast, dans un dédale compliqué de ruelles, d’impasses, de boyaux sordides, vestiges de l’époque héroïque où ce quartier de San Francisco était encore le refuge de la pègre d’aventuriers venus à la fois de l’arrière-pays sauvage et d’au-delà les océans.
Il ne pouvait être question pour les deux voitures de police à bord desquelles avaient pris place Bob Morane, Isabelle Show, Bill Ballantine et Herbert Gains, de pénétrer dans ce labyrinthe de boyaux, où deux hommes de front pouvaient tout juste trouver passage. Elles furent donc laissées dans une rue voisine et les trois hommes et la jeune fille, suivis à distance respectueuse par deux policiers armés, s’engagèrent dans les étroites ruelles. Ils avaient auparavant soigneusement repéré leur route sur un plan détaillé du quartier, et ce fut sans la moindre hésitation, ou presque, qu’ils découvrirent Ancestors Street. Bien qu’on fût en plein après-midi, l’endroit était relativement désert, et ce fut sans trop attirer l’attention des habitants qu’ils atteignirent leur but.
Bill Ballantine désigna une bâtisse à la façade de guingois et dont le ciment, qui s’écaillait, avait été grossièrement rafistolé avec du plâtre mêlé de sable. Sans doute cette maison avait-elle jadis servi à un quelconque commerce car, au-dessus de la porte de bois brut fendillé comme un visage de vieux marin, quelques idéogrammes chinois pouvaient encore se lire, bien qu’à demi effacés par le temps. À demi effacé également le numéro 125, grossièrement ébauché en quelques coups de pinceau.
— Nous voilà arrivés, avait constaté Bill. Pourvu que nous trouvions celui que nous cherchons…
— Ce n’est pas tellement ce Josuah Tong qui nous intéresse, dit Herbert Gains. S’il est complice de l’Ombre Jaune, il doit cependant être incapable de nous mener à lui. Un obscur comparse, tout simplement. Ce qui nous préoccupe avant tout, c’est de mettre la main sur les documents concernant Kowa…
— En admettant que ce soit lui qui les a dérobés, fit Isabelle Show.
— Qui pourrait-ce être d’autre ? intervint Morane. La disparition de ce Tong coïncide justement avec celle des documents, et qui pourrait avoir intérêt à ce qu’aucun renseignement sur Kowa ne nous parvienne, sinon Monsieur Ming ?…
— Une seule personne sans doute pourrait répondre à ces interrogations, dit Gains en haussant les épaules, c’est Tong lui-même…
Comme nulle part on ne distinguait le moindre bouton de sonnerie, le chef du Service secret se mit à frapper à coups redoublés sur le battant qui résonna tel un gong. Pourtant, cela sembla ne produire aucun effet.
— N’a pas l’air d’être très habitée la bicoque, constata Ballantine. Si on essayait d’ouvrir…
Pourtant la porte devait résister à tous les efforts et, en désespoir de cause, on dut faire appel à un des policiers de l’escorte, spécialisé dans le traitement des serrures récalcitrantes. Il lui fallut cependant près d’un quart d’heure d’efforts pour venir à bout de celle-là, vieille et rouillée. Finalement cependant, le battant s’ouvrit en grinçant sur ses attaches, pour découvrir un long corridor nu au sol couvert de dalles d’un gris sale. Les murs semblaient avoir été passés au râteau et la lampe électrique, pendant au bout de son fil, était recouverte d’une couche épaisse de poussière et de chiures de mouches.
De chaque côté, plusieurs portes se découpaient mais, une fois ouvertes, elles ne devaient révéler que des pièces vides et délabrées. Il fallut finalement s’intéresser à l’escalier s’amorçant au fond du corridor. Pourtant, le premier étage ne révéla rien d’intéressant : plusieurs pièces qui, sans doute, n’étaient inoccupées que depuis peu de temps.
Au second étage pourtant, les enquêteurs devaient trouver ce qu’ils cherchaient. Sur l’une des portes, une vieille enveloppe était fixée avec une punaise et on pouvait y lire ce nom, malhabilement tracé : Josuah Tong, archiviste.
Ledit Josuah Tong, de manœuvre qu’il était en réalité aux archives du cadastre, s’était légèrement monté en grade, mais cela ne faisait rien à l’affaire.
Déjà Gains frappait à la porte en criant :
— Josuah Tong !… Ouvrez… Ouvrez…
Aucune réponse ne vint à ces appels et, une fois encore, le spécialiste en serrures et verrous dut intervenir. La porte ne lui résista pas longtemps et, après quelques sollicitations, elle s’ouvrit, découvrant une chambre semblable à celles du premier étage : quatre mètres sur quatre environ et un mobilier dont n’aurait pas voulu le plus pouilleux des brocanteurs. Il y avait cependant une différence notable avec les autres chambres : cet homme – un Chinois – allongé sur le mauvais lit de fer, avec un poignard planté dans le cœur.
— Trop tard, fit Morane. Nous aurions dû y penser… Avec l’Ombre Jaune, on arrive toujours trop tard…
— Croyez-vous que ce soit Josuah Tong ? interrogea Isabelle Show.
— Aucun doute là-dessus, répondit Herbert Gains.
— Peut-être vit-il encore et pourra-t-il parler, risqua la jeune femme.
— Cela m’étonnerait, fit à son tour Bill Ballantine en désignant le manche du poignard. L’homme qui a porté ce coup-là était un spécialiste et le malheureux n’avait aucune chance de s’en tirer…
Tout en parlant, le géant avait pénétré dans la pièce pour se pencher sur le corps du Chinois, dont il tâta rapidement les membres.
— Rigidité cadavérique, dit-il. La mort remonte à plusieurs heures déjà…
Tous étaient entrés dans la pièce, sur les talons de l’Écossais. À son tour, Morane se pencha sur le corps inanimé, mais il ne put que faire les mêmes constatations que son ami.
— Bill a raison, approuva-t-il. Ce malheureux a été tué il y a un moment déjà, et par un spécialiste du poignard… Tout cela porte la marque de Monsieur Ming. Il est évident que Josuah Tong, après avoir dérobé le dossier sur Kowa, n’était plus d’aucune utilité pour l’Ombre Jaune. Peut-être même constituait-il une menace. Alors, Ming l’a fait supprimer…
— Et pourquoi ne pas imaginer, risqua Isabelle Show, que Josuah Tong n’ait pas voulu remettre le dossier à Monsieur Ming après l’avoir dérobé. Ce serait pour cette raison qu’il a été tué… Qui sait, peut-être le dossier est-il caché ici, dans cette chambre… Cherchons-le…
Mais Herbert Gains secoua la tête, pour dire :
— Ce serait inutile… Si vos suppositions sont exactes, Miss Show, l’Ombre Jaune n’aura pas manqué de fouiller ou de faire fouiller cette pièce avant nous et, si le dossier s’y trouvait il aura été découvert…
— Peut-être avez-vous raison, Herbert, reconnut Morane, mais vous pouvez également vous tromper. Ming est évidemment de première force, mais il n’est cependant pas tout à fait infaillible, et le document peut avoir échappé à ses investigations. Après tout, ça ne nous coûtera rien de chercher un peu…
— Soit, fit Gains. Cherchons…
Ces recherches ne devaient jamais avoir lieu car, comme le chef du Service secret venait de parler, une déflagration violente ébranla la maison qui, pendant un instant, donna l’impression de vouloir s’effondrer sur elle-même tel un château de cartes…
*
La force de l’explosion avait précipité les enquêteurs sur le plancher qui, pendant quelques secondes, continua à trembler sous eux. Le premier, Bob Morane, retrouva son contrôle.
— La maison était minée, lança-t-il. Filons avant qu’une deuxième charge n’explose et qu’elle ne s’écroule sur nous…
Mais, sur le palier, une désagréable surprise les attendait. Entre le rez-de-chaussée et l’étage où ils se trouvaient, l’escalier n’était déjà plus qu’un brasier ronflant.
— Les charges étaient également incendiaires, constata Gains. Il ne nous est plus possible de fuir par le bas. Gagnons les toits. C’est tout ce qu’il nous reste à faire…
C’était en effet tout ce qu’il leur restait à faire. En hâte, ils gravirent l’escalier menant au troisième étage, puis aux combles. Là, il leur suffit de fracasser la fenêtre d’une tabatière pour se frayer un passage en direction du toit. Celui-ci était en terrasse et semblait désert. Les fuyards s’y aventurèrent mais, à peine avaient-ils effectué quelques pas, que plusieurs détonations claquèrent et que des balles vinrent cravacher le ciment autour d’eux.
— On nous tire dessus ! cria Bob. À plat ventre, vite !… Ils se laissèrent tomber sur la plate-forme, tandis qu’autour d’eux les balles continuaient à crépiter.
— Mettons-nous à l’abri, dit Morane, sinon nous risquons d’être touchés par ricochet…
En rampant ils se glissèrent vers un groupe de cheminées derrière lesquelles ils trouvèrent refuge. Une fois en sécurité ils purent à leur aise, le visage au ras du sol, inspecter les environs. On continuait par intermittence à tirer sur eux et ils pouvaient voir d’où venaient les coups de feu, discerner même des silhouettes tapies sur les toits voisins.
— Décidément, constata Bill Ballantine, Monsieur Ming possède une grosse envie de nous éliminer, puisque ses séides se sont mis à présent à utiliser les armes à feu, ce qui n’est pas tout à fait dans leurs habitudes…
— Si nous ripostions ? proposa un des policiers de l’escorte…
— Rien ne nous en empêche, approuva Herbert Gains. Mais, dans la position où nous nous trouvons, nous aurons bien de la peine à atteindre nos cibles… Et n’oublions pas qu’en dessous de nous le feu continue à gagner et que, avant pas bien longtemps, nous serons comme des steaks sur un grill…
Là-bas, sur les autres toits, les tireurs semblaient pressés d’en finir, car plusieurs d’entre eux quittèrent leur abri pour se rapprocher en rampant. L’un d’eux commit même l’erreur de se redresser et l’un des policiers put l’atteindre d’une balle bien placée. Il roula sur la déclivité du toit et disparut dans le vide.
C’est à ce moment que, venant des quatre points cardinaux, des sirènes retentirent.
— Le bruit de la mitraillade et l’incendie ne sont pas passés inaperçus, constata Gains avec joie. Quelqu’un a prévenu la police et les pompiers… Il y a beaucoup de chances pour que nous soyons tirés d’affaire…
Sur les toits voisins, une brusque animation s’était faite. Les tireurs embusqués semblaient soudain saisis de frénésie. Ils s’étaient dressés et, sans même tenter de se mettre à l’abri, ils se dispersèrent pour disparaître.
— Quand le bateau coule, ricana Bill Ballantine, les rats s’enfuient…
Plus aucun coup de feu ne se faisait entendre et les sirènes étaient maintenant toutes proches. Bob Morane et ses compagnons attendirent durant quelques secondes, puis Isabelle Show constata :
— J’ai l’impression que nous n’avons plus rien à craindre à présent et que nous pouvons nous découvrir…
Il était bien comme la jeune femme le supposait. Ils purent se découvrir et, quelques minutes plus tard, par une échelle d’incendie dressée contre la maison, ils regagnèrent la rue.
Ils faisaient néanmoins piteuse mine quand ils eurent réintégré le bureau fédéral. Non seulement ils avaient échoué dans leur démarche de retrouver Josuah Tong, mais en outre toute source de renseignements concernant Kowa leur était à présent coupée.
— Tout ce qui nous reste à faire, dit Gains, c’est de tâtonner dans le noir, de truffer Chinatown d’agents et d’attendre l’un ou l’autre indice qui nous permettra de retrouver la piste de notre adversaire…
— Ce sera chercher une aiguille dans une botte de foin, fit Isabelle. N’oublions pas que Chinatown est vaste et que nous ne pourrons employer que des enquêteurs européens, tout agent d’origine asiatique devenant automatiquement susceptible de se mettre en cheville avec le Shin Than.
Morane réfléchissait, le menton au creux de la main. Finalement il redressa la tête.
— De toute façon, conclut-il, le plan d’Herbert est le seul valable. Faute de savoir où diriger nos pas, nous ne pouvons qu’avancer à tâtons comme des aveugles. Un seul espoir nous reste, c’est que Ming, en se manifestant d’une façon ou d’une autre – et nous ne pouvons douter qu’il le fasse – nous permette lui-même de retrouver à nouveau sa trace…